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The Irishman
4.0TOP 2019

Nous pouvons le balancer d’emblée, la technologie du De-Aging qui permet de rajeunir un acteur (comme dans un de ces carbones Marvel qui en usent et abusent depuis quelques années) pourra s’avérer difficile à apprécier si l’on est un tant soit peu exigeant quant aux détails des choses. Certains y verront des visages lissés façon jeux vidéo, d’autres des figures liftées posées sur des corps paradoxalement usés et ceux, enfin, qui apprécieront l’artifice pour se transporter à travers plus de 60 ans d’histoire. Le voyage en vaut la peine. Il faut avouer qu’au-delà des 160 millions de dollars de budget, que seul Netflix s’autorisa à poser sur la table, Martin Scorsese boucle sur près de trois heures et demie une quadrilogie mafieuse entamée par Mean Streets (1973), Les Affranchis (1989) puis Casino (1996) avec la cohérence d’un casting mirifique qui convoque Robert de Niro, Joe Pesci, Harvey Keitel et pour la première fois Al Pacino dans son numéro tempétueux d’éternel énervé. On a connu bizutage de pièce rapportée moins respectable.

La première sanction du refus des studios classiques – pour des raisons de gérontophobie notoire – reste la catastrophique exploitation du film en dehors du circuit des salles de cinéma. Qu’une œuvre fleuve et crépusculaire de cette ampleur, qui joue avec le grandiose sur tout un pan de la mythologie américaine, ne soit finalement diffusée que par le petit bout de la lorgnette devrait pousser à reconsidérer les choses. Las, on peut toujours rêver ! Et c’est donc au détour du couloir d’un hospice doucereux que Frank Sheeran (Robert de Niro) va nous raconter son histoire, officielle et officieuse, trafiquée dans sa version des faits, expurgée du livre témoignage « I Heard You Paint Houses » (Charles Brandt) sur lequel se fixe le script touffu de Steven Zaillian. Au spectateur d’y trouver de quoi nourrir le fantasme collectif autour de l’itinéraire d’un chauffeur de camion, vétéran brutal de la seconde guerre mondiale, que la morale à géométrie variable va conduire à devenir un homme de main de la mafia, prêt à exécuter les ordres et quelques hommes au passage, sans exsuder le moindre doute existentiel. Le personnage est sombre. Terriblement néfaste, sans autre considération que la loi du plus fort comme cette scène, brève mais d’une violence frontale, où il moleste un épicier sous les yeux effarés de sa petite fille, dont il s’étonne ensuite qu’elle puisse avoir peur de lui. « La famille c’est important » lui rappellera Russell Bufalino (Joe Pesci), protecteur et indéfectible ami, son Faust en puissance. Une famille sacrifiée dont il ne reste à l’écran qu’une somme de regards et de non dits. Car la vraie famille de Sheeran est celle du crime organisé avec ses têtes d’affiche, les siciliens, les surnoms, les magouilles, les combines, les valeurs particulières. Jusqu’à ce que la mort ne les sépare.

Comme souvent chez l’orfèvre Scorsese, le film est éclaté dans une narration qui s’amuse à franchir les frontières du temps avec une allégresse toujours ludique, quoique alambiquée, sans jamais perdre de vue son personnage principal. Des prémices à sa rencontre avec Jimmy Hoffa (Al Pacino), le patron du syndicat des chauffeurs routiers. Hâbleur politique, aussi expansif que Sheeran est silencieux, aussi ténébreux et colérique que son ami irlandais est froid et méthodique. Ce dernier deviendra logiquement son alter-ego, l’autre face d’une même pièce, celui qui finira par le trahir, tel un Judas, avec tout le poids de cette symbolique religieuse qui irrigue dans ses entrefilets rouge sang l’œuvre du cinéaste. Hoffa sera sa lumière mais il nourrira également l’obscurité envahissante qui finira par emporter la voix d’un conteur abandonné de tous.

Le voyage du souvenir dépasse la nostalgie, la mélancolie, et nous balance dans un spleen qui suinte le requiem où l’agonie semble arbitrer toute chose. Construit comme une œuvre testamentaire, The Irishman joue avec les références musicales (la bande originale est une fois encore un délice) et filmographiques de Scorsese autant qu’avec son histoire personnelle – son enfance dans Little Italy et sa vocation contrariée de séminariste. En cela, le film dépasse l’évocation d’un seul destin pour déconstruire et reconstruire un mythe autour d’une figure inscrite dans le réel. La petite histoire dans la grande.

Si le film se regarde avec gourmandise et pâtira de ne pas être apprécié à sa juste valeur sur un écran géant, au format de ses ambitions, lui donnant un surpoids que la mise en scène plus posée qu’à l’accoutumée ne gomme jamais vraiment, le script claudique un tantinet vis-à-vis de son personnage principal qui ne titille que trop rarement notre empathie. En suivant Charlie Cappa, Henry Hill ou Sam Rothstein, nous suivions des personnages dépassés par leur environnement, prêts à rompre avec ce dernier, à rompre tout court. Frank Sheeran pousse plus loin ce principe de fatigue du corps et de l’esprit mais sans jamais vraiment lutter pour accepter l’inacceptable comme un ultime fatum. Une vie mise à l’encan qui s’enfonce dans les compromis (la grande scène de la cérémonie), la vieillesse, la perte, les remords et les regrets. La photographie qui réunit sa fille et Hoffa donne au personnage principal les attraits d’un homme qui se délite jusqu’à l’oublie comme la métaphore d’un cinéma dont le réalisateur observe aujourd’hui la transformation dans sa forme désincarnée. Funèbre.

Et puis, le silence. Inévitable. Sans rédemption. Justement, malgré son échec cinglant, Silence (son précédent film pétri de foi et d’interrogation mystique) semble dorénavant irriguer le cinéma de Scorsese avec son rythme contemplatif, porté par le montage tout en fluidité de Thelma Shoonmaker, moins compulsif que ses précédentes virées chez les mafieux et dont Casino reste le pinacle à l’hystérie galvanisante. Nous revisitons confortablement l’imagerie du Scorsese illustré avec quelques échos du Parrain 3 (Francis Ford Coppola, 1991) et d’Il Était une Fois en Amérique (Sergio Leone, 1983) dont le film partage un peu plus que des extraits de casting : les réflexions sur la mort, la famille, les illusions perdues, la fin de toutes choses, des noms et des événements perdus dans le tourbillon de l’histoire. A l’image de ce qu’avait réalisé Clint Eastwood avec Impitoyable, enveloppé dans une forme de sérénité accomplie, The Irishman délivre son baroud crépusculaire avec tout le savoir-faire d’un maître qui domine ses propres excès pour mieux achever le film de gangster. Porte entrouverte. Clap de fin.

ENGLISH VERSION

THE IRISHMAN

We can throw it away right away, the De-Aging technology that makes it possible to rejuvenate an actor (as in one of those Marvel carbons that have been using and abusing it for a few years) may prove difficult to appreciate if one is a little bit demanding about the details of things. Some will see smoothed faces like video games, others will see lifted figures placed on paradoxically worn bodies and those who, finally, will appreciate the artifice to transport themselves through more than 60 years of history. The trip is worth it. It must be admitted that beyond the $160 million budget, which only Netflix allowed itself to put on the table, Martin Scorsese completed over nearly three and a half hours a mafia quadrilogy started by Mean Streets (1973), The Goodfellas (1989) and Casino (1996) with the coherence of a magnificent casting that brought together Robert de Niro, Joe Pesci, Harvey Keitel and for the first time Al Pacino in his stormy act of eternal irritation. We have known hazing of less respectable patches.

The first sanction for the refusal of classical studios – for reasons of notorious gerontophobia – remains the catastrophic exploitation of the film outside the cinema circuit. That a river and twilight work of this magnitude, which plays with the grandiose on a whole section of American mythology, is finally only diffused by the small end of the telescope should encourage us to reconsider things. Tired, you can always dream! And it is therefore at the bend of the corridor of a sweet hospice that Frank Sheeran (Robert de Niro) will tell us his story, official and unofficial, tampered with in his version of the facts, purged of the book “I Heard You Paint Houses” (Charles Brandt) on which Steven Zaillian‘s dense script is fixed. The spectator will find enough to feed the collective fantasy around the itinerary of a truck driver, a brutal veteran of the Second World War, that morality of variable geometry will lead to becoming a mafia henchman, ready to carry out orders and a few men in passing, without exuding the slightest existential doubt. The character is dark. Terribly harmful, with no other consideration than the law of the strongest, such as this short scene, but of frontal violence, where he molested a grocer under the frightened eyes of his little girl, of whom he was then surprised that she could be afraid of him. “Family is important” will remind him of Russell Bufalino (Joe Pesci), protector and unwavering friend, his potential Faust. A sacrificed family whose only thing left on the screen is a sum of looks and unspoken words. Because Sheeran‘s real family is that of organized crime with its headliners, Sicilians, nicknames, scheming, schemes, special values. Till death do them part.

As is often the case with the Scorsese goldsmith, the film is exploded in a narrative that playsfully crosses the boundaries of time with a joy that is always playful, albeit convoluted, without ever losing sight of its main character. From the beginning to his meeting with Jimmy Hoffa (Al Pacino), the boss of the truck drivers’ union. Political hawker, as expansive as Sheeran is silent, as dark and angry as his Irish friend is cold and methodical. The latter will logically become his alter-ego, the other side of the same coin, the one who will end up betraying him, like a Judas, with all the weight of this religious symbolism that irrigates the filmmaker’s work in his blood-red spaces. Hoffa will be his light but he will also nourish the pervasive darkness that will eventually carry the voice of an abandoned storyteller of all.

The journey of remembrance goes beyond nostalgia, melancholy, and throws us into a spleen that oozes the requiem where agony seems to arbitrate everything. Built as a testamentary work, The Irishman plays with Scorsese‘s musical (soundtrack is once again a delight) and filmographic references as well as his personal story – his childhood in Little Italy and his frustrated vocation as a seminarian. In this way, the film goes beyond the evocation of a single destiny to deconstruct and reconstruct a myth around a figure inscribed in reality. The little story in the big one.

If the film is watched with greed and will suffer from not being appreciated at its true value on a giant screen, in the format of its ambitions, giving it an overweight that the more posed staging than usual never really erases, the script clamours a little bit towards its main character who only too rarely titillates our empathy. By following Charlie Cappa, Henry Hill or Sam Rothstein, we were following characters overwhelmed by their environment, ready to break with it, to break up at all. Frank Sheeran takes this principle of body and mind fatigue a step further, but never really struggles to accept the unacceptable as the ultimate fatum. A life put up for auction that sinks into compromises (the great scene of the ceremony), old age, loss, remorse and regret. The photograph that brings his daughter and Hoffa together gives the main character the attractions of a man who disintegrates into oblivion as a metaphor for a cinema whose transformation into its disembodied form is now being observed by the director. Funeral.

And then, the silence. Inevitable. Without redemption. Precisely, despite its bitter failure, Silence (its previous film steeped in faith and mystical questioning) now seems to irrigate Scorsese‘s cinema with its contemplative rhythm, driven by Thelma Shoonmaker‘s fluid editing, less compulsive than her previous trips to the mobsters and whose Casino remains the pinnacle of galvanizing hysteria. We comfortably revisit the imagery of the Scorsese illustrated with some echoes of Godfather 3 (Francis Ford Coppola, 1991) and Once Upon a Time in America (Sergio Leone, 1983) whose film shares a little more than casting extracts: reflections on death, family, lost illusions, the end of all things, names and events lost in the swirl of history. Like what Clint Eastwood had done with Impitoyable (1992), wrapped in a form of accomplished serenity, The Irishman delivers his twilight baroud with all the know-how of a master who dominates his own excesses to better complete the gangster film. Door open a little. End Clap.

The Irishman - Martin Scorsese (2019)

Titre : The Irishman
Titre original : The Irishman

Réalisé par : Martin Scorsese
Avec : Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci…

Année de sortie : 2019
Durée : 210 minutes

Scénario : Steven Zaillian, d’après I Heard You Paint Houses: Frank ‘The Irishman’ Sheeran and the Inside Story of the Mafia, the Teamsters, and the Final Ride by Jimmy Hoffa de Charles Brandt
Montage: Thelma Schoonmaker
Image : Rodrigo Prieto
Musique : Seann Sara Sella
Décors : Regina Graves

Nationalité : États-Unis
Genre : Drame

Synopsis : Cette saga sur le crime organisé dans l’Amérique de l’après-guerre est racontée du point de vue de Frank Sheeran, un ancien soldat de la Seconde Guerre mondiale devenu escroc et tueur à gages ayant travaillé aux côtés de quelques-unes des plus grandes figures du 20e siècle. Couvrant plusieurs décennies, le film relate l’un des mystères insondables de l’histoire des États-Unis : la disparition du légendaire dirigeant syndicaliste Jimmy Hoffa. Il offre également une plongée monumentale dans les arcanes de la mafia en révélant ses rouages, ses luttes internes et ses liens avec le monde politique…

Votre avis

Une réponse

  1. Benoît

    J’ai eu la grande chance de le voir sur grand écran lors de sa présentation à la Cinémathèque de Paris. Quelle oeuvre ! Quelle honte aussi pour les studios ! Seule gêne, le format télé clairement identifiable sur grand écran, mais comme il n’y sera pas vu chez nous… Anti-Netflix par principe, cette entreprise médiatique semblant vouloir tuer le cinéma de salle au profit d’une modernité factice, ce splendide Irishman restera pour moi une exception, un compromis malaisé.Quoi qu’il en soit, Scorcese a pleinement réussi là son “Il était une fois l’Amérique”.

     
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